Avril

Lundi 2 avril, 1 heure du mat.
Je sors d’un gentil et charnel week-end avec Manon. Très bonne entente, mais je doute, par mon caractère et mes atermoiements, de correspondre à ce qu’elle attend. Je me sens toujours sur ma réserve, alors que la symbiose sexuelle ne tarit pas.
Vendredi soir, une soirée organisée par les étudiants de GACO dans un restaurant-karaoké des bords de Saône. Hormis une conversation à épisodes avec un professeur, moment sans intérêt. Je me suis à nouveau fermé à toute convivialité jugée par avance factice et hypocrite.
Le Journal littéraire a vraiment la côte en ce moment : c’est au tour de Jean-François Revel de publier le sien, pour l’année 2000. Après les fausses promesses de publication, je dois vite rattraper ce retard pour la mouture destinée aux grands éditeurs. Mon emploi du temps va s’alléger à compter de cette semaine : je vais donc mettre ces instants à profit.

Mercredi 4 avril, 0h30
Internet, si fantastique dans son principe encyclopédique, s’affuble d’un apparat beaucoup moins reluisant lorsqu’il s’agit d’y effectuer des recherches (mon thème : l’image du médecin dans la littérature). Au-delà des paralysies dans la réception des données qui obligent à se reconnecter une bonne vingtaine de fois pour espérer harponner une faille spatio-temporelle favorable, la fulmination prend véritablement corps face au mongolisme des moteurs de recherche. Incapacité des Voilà, Lycos and Cie à chercher les sites dans l’intelligence d’une expression proposée. Les portails informatiques nous ouvrent ainsi le plus souvent des contrées abusivement chargées de plusieurs dizaines de milliers de sites inadéquats. Tout cela par le fait d’un marquage au mot sans prise en compte du sens global. La coche de l’option « la phrase exacte » n’y change rien.
Le hasard de mon passage à la Fnac de La Part Dieu m’a fait rencontrer (à la sortie de Zara international qui jouxte le vendeur multimédia) Florence P. en séjour à Lyon jusqu’au 19 avril. Resplendissante, elle est installée en Angleterre et se marie l’année prochaine. Peut-être nous verrons-nous avant son retour outre-Manche.
Ce jour, si j’avance suffisamment dans ma préparation de la conférence pour les médecines de Grange-Blanche, je verrais Manon pour une après-midi et une nuit partagées.

Jeudi 5 avril, 0h15
Une soirée avec Manon amputée de sa nuit. Retour dans mon antre après quelques bribes explicatives. Mes silences contrasteraient avec mes envolées régénérantes du début, lors de la phase séduction. Impression de me vider et de n’avoir plus rien à apporter, comme étranger à une situation où devrait primer la complicité. Encore un lot d’occasions perdues pour approfondir un lien avec une jeune femme de qualité. L’explication ne s’impose pas : manque d’amour pour elle, désintérêt général pour l’humanité.

Vendredi 6 avril, 0h30
Puisque l’occasion m’est donnée (par Elo) de fulminer contre un inconsistant dérisoire, je ne vais pas bouder le plaisir belliqueux. Mon étudiante préférée me confie que le rasibus en phase de dégarnissement de l’occiput, le peu philosophe et triste pitre P, me voue une haine rentrée du fait de mon contact complice maintenu avec la demoiselle. Je suis soupçonné du stupre le plus infâme par cet hystérique hypocrite. Le gesticulateur dégonflé avait eu, par un hideux hasard, la belle Elodie comme petite amie, trois ans plus tôt, et il ne peut se résoudre à avoir été aujourd’hui rabougri à sa plus terne réalité. Le voilà s’érigeant matamore d’arrière-cuisine sans oser me dire en face sa façon de fumer du cortex lors du repas partagé chez les F. Toute cette angoisse supplémentaire que je procure au court-sur-pattes lunetteux me réjouit d’autant plus que le bougre raseur a théoriquement une petite amie, mais qu’il ne peut s’empêcher de coller Elodie, malgré sa tête de moins. Finalement, ce défoulement pamphlétaire me permet de compenser l’impression d’être sali par les inconséquences du nabot faible en gueule qui se permet des interprétations de comptoir sur mon comportement. Un bon poing dans sa mièvre tronche, pour lui rentrer ce feuillet vitriolé au fond de la gorge, parachèverait ma démarche et soulagerait ma fureur cataclysmique. Exit le foireux !

Dimanche 8 avril, 0h40
L’humour décalé, absurde et gestuel d’Erik & Ramzi me va parfaitement. Dans La Tour Montparnasse infernale ils laissent exploser leur talent au style singulier. Cela faisait longtemps qu’un film comique ne m’avait pas emporté à ce point. La salle semblait en majorité ne pas accrocher à cet humour tout en jeu subtil, en petites touches gestuelles, malgré les apparences tarte-à-la-crème. Le duo comique fonctionne à merveille, tout comme celui d’Elie & Dieudonné, rapidement interrompu. Espérons qu’ils tiennent plus longtemps. Un moment cocasse : la brute décharnée Joey Star, rappeur entre deux coups donnés, a un petit rôle... de flic. Avec ses frisettes desséchées, ses bras maigres et son sourire ferraille, il fait pitié.
Appel rapide de Manon. Tout va bien dans sa campagne. J’espère ne pas la perdre trop vite.

Mercredi 11 avril, 0h30
L’éloignement d’une semaine n’aura pas eu lieu, pour la plus agréable exaltation partagée de lundi soir à mardi matin. Manon m’a retrouvé chez moi : renaissance d’une complicité gourmande. Dîner dans un douillet restaurant marocain avec couscous et vin rouge du pays, retour en amoureux et à pieds de la place de l’Europe à mon antre (cent mètres environ) et nuit de délices renouvelés. Elle entre dans sa phase de révisions et sera donc moins disponible les semaines à venir.
Confirmation d’un week-end de Pâques chez Shue et John à Lutry, en Suisse. Je verrai certainement la fervente Marie qui a répondu cinq pages à mon envoi par e-mail d’extraits écrits en boîte.
Message tél. de Heïm hier avec une réf. à mon projet d’édition du Gâchis. Advienne que pourra...

Mardi 17 avril
La villégiature studieuse chez Shue et John s’est parée de douceurs complices. Face à nous, Lac Léman et Alpes françaises, malgré la grisaille persistante (un bleu à baver ce matin, grrr...), ont participé au bien-être ambiant. Une moitié de thèse sur pied, et le reste à concocter avant septembre prochain : l’été de Shue s’annonce chargé.


Lundi soir, dîner partagé à quatre, la pieuse Marie étant conviée à déguster un succulent plat iranien de facture shuyenne. Echanges fructueux, notamment sur ma « gourmandise charnelle » immorale aux yeux de Marie (je lui avais prêté, pour la durée du séjour, l’exemplaire de mon Gâchis). Des raisonnements tout en finesse, mais révélateurs de démarches existentielles antinomiques.
Peu après la visite, en fin d’après-midi, d’un couple ami de John et d’une jeune femme récemment séparée, collègue professionnelle, j’ai pu à nouveau apprécier la justesse acérée du sens psychologique de Shue sur cette dernière : un portrait sans concession, touchant au cœur la flopée de défauts de cette extravertie sans gène à la féminité anéantie.
Eu Manon au tél. Finalement, ses parents sont bien partis en voyage et elle peut organiser une petite fête dans le domicile familial. Rapports normalisés entre nous dans un désir renouvelé de se revoir. Je la retrouverai demain soir pour une faim démultipliée après quelques jours de « continence » (terme employé par Marie pour définir l’un des devoirs établis dans la communauté qu’elle s’apprête à intégrer, pour une durée limitée, en fin de mois).
Contact tél. prévu cette semaine avec Heïm, à propos de mon Journal. Confirmation du projet d’édition, initialement prévu en octobre 2000, ou annulation ? L’occasion, sans doute, d’éclaircir l’impression d’une distance prise de mon côté. Peut-être une mini catharsis en perspective...

Lundi 23 avril, 0h15
Agréables moments avec Manon. Découverte du seul restaurant syrien de Lyon. Des échanges verbaux parfois vifs, en profondeur, mais avec l’objectif de valoriser et de conseiller au mieux. Ses analyses touchent souvent le cœur du problème, bien qu’elle ne connaisse presque rien de mon passé. Ma distance prise avec les gens du Nord, notamment, la choque (Heïm ne m’a pas rappelé), mais je n’ai nulle envie de replonger dans ces crises pseudo-cathartiques dont j’ai fait le tour.
Je voudrais simplement que leur position face à mon Journal soit claire et non vaseuse comme depuis des mois. Je vais passer outre et m’adresser aux maisons parisiennes. Chance infinitésimale, mais j’aurais au moins essayé.
Les magistrats poursuivent leur chasse aux pontes politiques. Le dernier gibier en date, pour reprendre le terme du chassé lui-même : la vieille bête Pasqua et ses financements dits douteux. A voir ses amis mécènes corses, la caricature ne pourrait pas mieux les dépeindre : la mimique mafieuse, l’assurance de parade, la douceur suspecte ; la panoplie se déploie avé l’accent chantant.

Mardi 24 avril, 0h30
Mon côté pôple a décidément du mal à croître. Vu, chez PPDA, le PDG Riboud fils défendre, avec intelligence, les mesures de plans sociaux prises. Face à l’hystérie des braillards, des réflexions justes, pleines d’humanité, mais réalistes dans le marché mondial dans lequel évolue le groupe Danone. Franck Riboud a rappelé la qualité première du chef d’entreprise : savoir anticiper pour éviter qu’une situation confortable ne se transforme en gabegie lamentable. Du temps et des moyens : voilà ce qui permet de ne laisser aucun des salariés visés par le plan social sur le bas-côté, sans espoir de retrouver un emploi. D’un côté l’humanisme réaliste, de l’autre l’utopie revendicatrice et agressive.

Mercredi 25 avril, 0h30
Vu ce soir, en avant-première, en compagnie charmante de Manon et de son amie Samia, La vie fabuleuse d’Amélie Poulain. Chef d’œuvre en tout ce conte d’amour, rafraîchissant par la beauté d’âme qui s’en dégage. Tout en nuances, ce film illumine d’un bout à l’autre, sans une once de graisse. Les pastels enchanteurs, les détails de chaque plan, les ricochets singuliers d’éléments voués à autre chose, toutes ces qualités et mille autres contribuent à la dimension majeure de ce film promis à une belle moisson de Césars, à défaut d’avoir été retenu pour la sélection cannoise.
Nouvelle étape d’existence confirmée par un appel inattendu : mon père qui reprend contact après plusieurs mois de silence et une lettre jamais envoyée (et sans doute jamais écrite). Plaisir de l’entendre et stupéfaction (quoique cela germait à petit feu en moi) lorsqu’il m’informe d’un entretien avec Heïm quelques semaines avant, lequel lui a révélé sa décision de ne pas publier mon Journal ! (...) Heïm, qui m’adressait encore la semaine dernière un message m’affirmant que ce projet n’avait pas fini aux oubliettes, n’a pas eu la délicatesse de me donner la primeur du refus ! Me voilà fixé pour l’avenir qui se fera d’autant plus méfiant à l’égard de l’humanité.
Je ne renie évidemment rien du bonheur partagé, de la complicité intellectuelle sans pareille, des apports multiples et des engagements existentiels, mais un pan de trente ans va s’éloigner.
Avec mon père, les relations vont sans doute se restaurer dans une transparence plus saine. Le voyage à Tours en serait le terrain propice, dans un hommage à ma grand-mère paternel. (...)


A moi de me battre pour que ces écrits trouvent d’autres interlocuteurs éditoriaux qui les feront sortir du milieu confiné des petits carreaux. Et même sans cela, leur simple dimension manuscrite me comble : traces de cette insoupçonnable trajectoire dont un acte vient à nouveau de s’achever.

[E-mail à Marie B.]
25.04 à 21h40
Très touché par tes mots, tes confidences intimes sur ton attente du grand amour.
Je suis toujours partagé quand je te lis : tellement proche de toi pour certains des grands principes que tu défends, mais totalement imperméable au filigrane religieux... j'en suis désolé, mais je suis iné­branlable sur ce point.
Pour ta conception d'une découverte charnelle devant être ultérieure à la complicité intellectuelle, je ne suis pas sûr que cela garantisse le succès. Mon histoire avec Sandre est là pour en témoigner : symbiose spirituelle (avant toute relations sexuelles) qui ne sera pas suivie par la même entente dans la quotidienneté partagée.
Veux-tu que j'aille me renseigner pour les éditeurs religieux ?
Au plaisir renouvelé de te lire. Je t'embrasse.

Jeudi 26 avril
Reçu, ce soir par e-mail de Heïm, une synthèse de la dégradation de sa santé : très impressionnante, elle justifie son impossibilité de m’appeler comme convenu. Soit.
Tout à fait peiné de ces maux terribles, mais cela ne m’explique toujours pas cet appel à mon père en négligeant de me faire part de sa décision. Je ne vais pas m’évertuer à cureter plus loin ; j’enverrai mon souhait affectif de prompt rétablissement.
Appel d'Aurore pour avoir de mes nouvelles. Elle sort d’une période de grave dépression et suit une psychothérapie. Décidément, je suis entouré de gens se faisant inspecter le cérébral alors que je m’obstine à l’auto-analyse.

Lundi 30 avril, 0h30
J’évoquais la normalisation de mes rapports avec Manon : la coloration diplomatique du terme préfigurait une prochaine détérioration. Après une soirée écourtée à l’auditorium, un bilan s’impose : nos états psychologiques dégradés ne permettront aucune harmonie pérennisée. Nous décidons de ne plus nous voir jusqu’après ses examens, pour ne pas surajouter un traumatisme de plus. Pour ma part, j’opte déjà pour une conversion amicale. D’une histoire l’autre, le rythme de fuite ne favorise pas la sérénité. Le fallin’ in love again, pour paraphraser le titre d’une chanson, je le pratique avec acharnement, étonné par ma capacité à évacuer sans attendre la relation inaccomplie pour tenter la fructification d’une nouvelle. Je frôle parfois le chevauchement de ce qui est pour moi, mentalement, la succession distincte de deux histoires.

2 commentaires:

DIDAPHILO a dit…

Oh combien nous nous surprenons nous-mêmes de rompre nos serments. AU grand amour tant attendu par delà les obstacles surmontés, lorsque nous pouvons tendre la main pour le cueillir et l'apprécier, le fruit paraît plus fade, que ceux qui ont mûrit d'un plus grand ensoleillement au haut de l'arbre. Combien Stendhal nous semble avoir témoigné inutilement de la cristallisation, lorsque nous en poussons sans cesse au paroxysme l'effet désastreux. Qui s'avère être la découverte de l'inanité de l'objet de nos ardeurs.
Au cynisme du dandy et de l'éternel séducteur, le romantique acharné, d'idéal et de pureté ne fait pas concurrence. Tous deux souffrent de la mélancolie de l'artiste qui ne peindra jamais de chef d'oeuvre. Pire même, le plus grand dandy s'avère être le meilleur idéaliste lorsque ses projets battent de l'aile. Le seducteur virtuose est le plus timide des poètes lorsque sa muse s'enfuit. N'y at-il que les libertins des liaisons dangereuses qui aient compris le bon parti à prendre, en n'éprouvant jamais de sentiments? Le sentiment a t-il quelque aspect palpable, pourra t-il un jour rencontrer un médium parfait pour peindre ses contours et laisser une marque d'amour indélébile?

Loïc Decrauze a dit…

Beaucoup de profondeur philosophique dans ces lignes... A vous lire de nouveau.