Janvier/Février

Mardi 2 janvier, 1h50
En ce début de journée, pour la rentrée professionnelle, je veille encore. Pas
de lecture hautement nourrissante pour justifier cette insomnie : juste le difficile détachement d’un jeu vidéo, l’un des seuls sur mon ordinateur ; sans permis je m’adonne à la Formule 1 virtuelle sur un circuit ovale américain. Pas de quoi être fier, mais je joue la
transparence, aussi.
Plus insolite, je décide d’appeler Kate pour lui adresser tous mes voeux et prendre de ses nouvelles. C’est bien elle qui décroche au numéro de ses parents. A bientôt 34 ans, elle réside toujours chez eux, célibataire, avec quelques ennuis professionnels. Heureux de la savoir en bonne santé et combattante face à cette période difficile pour elle. Je lui ai proposé mon aide, si elle en ressent le besoin.
Pour moi, une chose normale que cette reprise de contact (qui n’aura peut-être pas de suite de son côté) : je n’en ai jamais voulu à Kate de quoi que ce soit, lors de notre imparable rupture, et je lui ai toujours conservé une tendre affection. Apprendre qu’elle traverse quelques difficultés m’a d’autant plus conforté sur l’utilité de cet appel. Elle m’a appris qu’elle ne revoyait plus Barbara et Lionel (cités dans mon Journal en 1991), couple divorcé avec un enfant conçu. Encore une trajectoire qui prend une place de choix dans mon Gâchis. La fille s’est mise avec un Martiniquais et a enfanté un deuxième marmot. En avril prochain (à moins que ce soit mars) cela fera dix ans que j’ai rencontré Kate. Cela méritait bien, avec un peu d’avance, une attention curieuse.

Dimanche 7 janvier, vers 4 h du matin
Encore une belle expérience du monde qui n’est pas fait pour moi. Ces sinistres tentatives d’intégrer des lieux, en solitaire, là où on ne va qu’en groupe. Comme j’aurais pu l’anticiper, rien de bon n’en est sorti. Se faire chier à voir les étalages de frime, de faux-semblants, de courbes trop léchées et finir avec une nausée et un dégoût de tout. Peu importe notre passage à un millénaire tout neuf : la persistance d’une inadaptation au monde se confirme.
Pas de nouvelles de Stéphanie depuis ma clarification de notre rapport. Je n’en suis pas mécontent : me voilà à nouveau dans une posture d’exilé solitaire. Par ailleurs, j’ai limité mes voeux au strict minimum : quelques e-mails. Je n’enverrai de cartes qu’aux très rares envois spontanés (comme celui de Bruno M.). Les dizaines envoyées chaque année de ma propre initiative n’auront servi à rien. Aucune fidélité cordiale ou amicale lorsqu’il s’agit de prendre les devants. Là aussi je n’ai plus aucune envie de me faire chier... pour rien. Qu’on me laisse, qu’on me fiche la paix, qu’on me laisse crever sans attache.


Mercredi 10 janvier
Participation, hier, au banquet pantagruélique à l’Université Lyon III pour la nouvelle année. Grandiose de variété, boisson champagnisée (voire Champagne) à volonté : une bonne mise en bouche pour mes premières interventions à partir de lundi prochain.
Des nouvelles fraîches de Shue par e-mail : elle m’invite à Lutry en Suisse un week-end de février à déterminer pour découvrir photos et film du féerique mariage. Cela me ravit de la savoir heureuse.
Moi, en revanche, je m’enfonce dans le célibat sans issu.
Delanoë, le candidat de gauche pour la mairie de Paris, est passé au JT de PPDA. La faveur des sondages lui a raffermi le ton, même si, encore une fois, il est interrogé sur son manque de charisme.
13h. Illustration de la connerie persistante en ce début de XXIe siècle : les soldes et la vulgarité grégaire. Ce matin, à 5h30, un grand magasin de Flers ouvre ses portes avec derrière des centaines de crétins qui s’engouffrent, se bousculent, se marcheraient dessus pour obtenir quelques biens soldés. Scène navrante qui confirme mon dégoût de cette humanité larvée, indigne dans ses comportements.
Un chauffard à étriper. Sortie d’une boîte de nuit, 180km/h sur une route nationale : quatre morts. L’énergumène ne se déplace pas pour entendre sa sentence (cinq mois fermes et dix-huit de sursis) et ne montre aucun remords. Ahurissant : l’annulation du permis n’a pas été retenue pour toute son existence, mais seulement pour trois ans. Insensé !
Voilà deux facettes d’un monde qui m’incommode chaque jour davantage.

Jeudi 11 janvier
Je prends le plus souvent les jours à leur commencement (il est 0h15) pour remplir ces pages : sans doute pour se sentir vierge de toute influence de celui abordé, ou au contraire pour que le précédent offre sa plus fraîche sédimentation.
J’ai le sentiment que ma forme de vie actuelle rejoint mon état d’esprit d’enfance : l’essentiel du vécu en solitaire exilé. Les contacts divers croisés n’aboutissent à rien d’accrocheur. Dans mes quatre pôles d’activité (l’Université Lyon III, Acadomia, Galien et Forpro) pas un seul lien cordial sérieux. La faute à qui et pourquoi ?
23h50. Toujours des égorgements par dizaines en Algérie. Pour savoir jusqu’où la vilenie cruelle de l’homme peut aller, la contrée algérienne offre le terrain idéal. Exemple d’atrocité : parmi les victimes des sanguinaires, une fillette de trois ans dont le visage a été dépecé de sa peau. A vomir...
Plus léger : reçu un e-mail d’Heleen qui m’indique avoir mis des distances avec son ami qui s’est révélé moins accroché que prévu. Elle-même n’en souffre pas car, m’explique-t-elle, cela n’a pas été un coup de foudre comme avec moi. L’égo est aux anges.

Jeudi 19 janvier, 23h50
Encore un « cocktail dînatoire » à Lyon III. Je n’ai fait quasiment que parler avec une seule collègue, intervenante en anglais, vive et brillante. Peut-être une amie à venir. Isabelle M. n’était pas là, le président de l’IUT se remet de son opération de l’appendicite, et la responsable de GACO s’est faite hospitaliser. L’hécatombe.
Lise, mon interlocutrice, m’apprend que l’université n’est pas très pressée pour payer ses vacataires : depuis septembre qu’elle donne des cours, elle n’a encore rien reçu. Devrais-je tenter de remuer l’administration : je n’aurais pas la patience d’attendre quatre mois... La jeune femme, en très bon contact avec les étudiantes de GACO deuxième année, m’a rapporté les propos courant sur moi, après ma première vague d’interventions : rien sur le contenu, mais la perception d’un « professeur jeune et séduisant ». Mes tempes qui grisonnent ne se remarquent donc pas trop.

Jeudi 26 janvier
Le rythme effréné de mes interventions tous azimuts ne me laisse plus de temps pour ce Journal. L’université Lyon III figure jusqu'à fin mars en tête de mes monopolisations : douze heures par semaine, avec Forpro onze heures, puis Acadomia et Galien se partagent les restes. Je commence à prendre mes marques dans l’ancienne manufacture des tabacs reconvertie en centre estudiantin.
Ai sympathisé avec une toute jeune (24 ans) intervenante en anglais, une certaine Lise. Sa vie de couple ne la satisfait visiblement pas, et elle ne rate pas une occasion pour me lancer des perches... mais je ne crois pas souhaiter que cela aille au-delà du lien cordial, voire amical.
Une demoiselle qui me fait toujours fondre, au contraire, et que je connaîtrai depuis tout juste un an le 7 février prochain : l’enivrante Elo. Nous avions rendez-vous mercredi à Lyon III à 16 heures, moi sortant du cours donné à mes étudiants d’IUT, elle venant chercher des dossiers d’inscription. Quel plaisir toujours renouvelé et intense d’être en sa compagnie. Elle poursuit l’écriture de son Journal, dans lequel je figure : il serait amusant de confronter nos deux confessions littéraires.
Pour le reste, rien de transcendant. Pas de nouvelle du pater, tout comme de la promesse de publication du Gâchis. Je crois pouvoir m’asseoir sur le tout !
Je n’éprouve aucun regret à cet exil lyonnais, malgré l’isolement exacerbé qu’il a entraîné. Cela m’a permis de remettre en perspective toutes ces années de choix forcené, qui n’ont laissé surnager qu’une caricature de moi-même. Ma vraie liberté intellectuelle, elle est ici, dans ce réduit meublé, serein bien que sans projet. Je ne crois plus en rien. Les rares moments d’enthousiasme, de vraie complicité relationnelle (comme avec la revigorante Elo) je les goûte comme d’éphémères sursis.

Jeudi 1er février, 0h30
Pour moi, l’an 2001 semble rimer avec « beaucoup moins d’entrain ». La faute, sans doute en partie, à un emploi du temps surchargé pour cause de caisses à remplir. Le mois qui vient de s’achever fera l’objet d’un versement pécuniaire par chacun de mes quatre interlocuteurs professionnels. Cette diversification me convient, malgré sa précarité.
Avec mes étudiants d’IUT deuxième année, abordage cette semaine de la communication publicitaire de Benetton via Toscani.

Jeudi 8 février
Obligé d’écourter mon passage à la soirée organisée par les GACO de l’université Lyon III. Mon état maladif (une toux inextinguible notamment) parasite ma faible capacité à la convivialité. Une très chaleureuse ambiance cependant.
Demain soir, je dois revoir une charmante Valérie entrevue aujourd’hui. Très jolie jeune femme de 29 ans qui, si elle le souhaitait, pourrait m’enrôler pour une vraie histoire d’amour. Nous verrons bien...

Vendredi 16 février, 23h39
Je me sens en berne de tout, ce qui pourrait expliquer le délaissement de la plume. Même plus l’impression d’une phase transitoire : plutôt la résolution à vivoter sans construction, sans illusion, sans amertume. Je m’accommode du rien comme un moindre mal. Vivre à mon aune, voilà qui me convient. Autonome, sans emmerdante pression, je pourrais laisser s’écouler les années, les décennies, sans que rien ne change, hormis le vieillissement imposé. A moins que l’amour... là encore plus d’illusion.
La chère Valérie ne semble pas vraiment disponible de cœur, et je ne me crois même plus déterminé dans mon penchant pour elle... Pour le reste, quelques accointances sans ouverture sentimentale possible.
Une satisfaction pédagogique toutefois : le thème de culture générale « Presse et média » que je traite auprès de mes auditeurs en BTS, retient le charnier de Timisoara et la guerre du Golfe comme exemplaires des dérives journalistiques. Un peu fier d’avoir pu les dénoncer quasiment en direct à travers des chroniques pamphlétaires.
L’actualité n’a toujours rien d’engageant.
Ce soir, accompagné Flo à l’auditorium (pas loin de chez moi) pour écouter du Bach : bien agréable.

Lundi 19 février, 23h15
Côté relationnel : règlement à l’amiable ce soir, par téléphone, d’une conversion anticipée du rapport avec Valérie. De l’amitié, rien que de l’amitié... J’espère ainsi qu’elle sera moins légère dans ses engagements non tenus. Charmante, mais dangereuse pour moi : plutôt salutaire qu’elle ne se soit pas laisser charmer.
A Forpro, invitation d’Emmanuelle, une intervenante de 24 ans, à se joindre à moi pour la soirée du 1er mars à l’auditorium. Au programme : jazz symphonique. Elle semblait enthousiasmée par cette perspective.
Musique et poésie sont en deuil : Charles Trénet a rejoint le paradis extraordinaire des artistes. A 87 ans, il a décidé de faire cesser l’acharnement thérapeutique dont il était l’objet depuis quelques jours, après un nouvel accident vasculo-cérébral. Les journaux télévisés du soir devaient avoir au frigo de belles nécros toutes prêtes, car les hommages ont été approfondis. Quel fabuleux et prolifique parcours que celui de ce « fou chantant » ayant musicalisé le XXe siècle.
Par contraste, revu ce soir le pur chef d’œuvre M le maudit en version originale, avec l’air sifflé si inspirant. La malédiction, voilà un thème à méditer.

Lundi 26 février, 0h15
Revenu de Suisse dimanche après-midi. Agréable séjour chez Shue et John, et surtout échanges nourris avec une des filles de leurs charmants voisins, Marie, chrétienne fervente. Sa vision du monde me touche, même si je me sens étranger à son rattachement divin. Son parcours existentiel, à 28 ans, l’a mené des superficialités ludiques d’une fille séduisante aux résolutions religieuses prêtes à tous les sacrifices. Elle écrit et dessine : au vu de son style, je lui ai recommandé la lecture de Léon Bloy.
Elle m’a conduit à la gare de Lausanne en m’assurant de ses bons sentiments à mon égard, me demandant qu’on soit amis. Elle serait plus proche et moins mystique, je la courtiserais.
12h30. Hommage au papa de Sandre (grand-père de sang) mort ce matin à l’hôpital d’un infarctus généralisé.
23h50. Avant de m’abandonner à une dérisoire petite mort nocturne, je voulais évoquer le souvenir de ce monsieur R., décédé aujourd’hui. Nos conversations, mises bout à bout, devaient tutoyer la centaine d’heures en quelques années de fréquentation. Notre dernière entrevue n’aura été qu’un croisement rapide lors du déménagement de Sandre.
Il a apprécié mes venues comme autant de parenthèses conviviales et chaleureuses dans son univers replié. Il aimait raconter ses anecdotes professionnelles multiples du temps de ses activités chez Rhodia (comme directeur d’agence) : certaines de ses histoires avaient la vedette, et la gourmandise orale lui commandait de les narrer à nouveau, après s’être inquiété de son absence de radotage. Parfois, il allait jusqu'à se confier, me demandant de garder le secret : ainsi un événement qui aurait pu être dramatique pour lui, son épouse et ses enfants, lors de la Seconde Guerre mondiale. Je l’ai vu parfois terminer ses narrations avec la voix chevrotante et l’œil embué. Une sensibilité à fleur de peau derrière un jeu de bougon détaché. Il sera incinéré jeudi prochain : j’assisterai aux cérémonies.

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